Le laborieux sauvetage de Venise
Ariel F. Dumont
La Tribune 7/10/2005
Lorsque, le 4 novembre 1966, Venise a failli être engloutie par une gigantesque montée des eaux, le monde a tremblé. L'espace d'un jour, la cité lacustre et les îles disséminées au gré de la lagune ont été submergées. La frayeur générale a alors été telle que des grands organismes mondiaux, comme l'Unesco, se sont mobilisés pour trouver des solutions. Avec l'arrivée de nombreux experts sur le terrain chargés de disséquer l'anatomie de la cité des Doges, plusieurs projets ont été présentés pour éviter la mort de Venise. Un objectif ambitieux, mais loin d'être réalisé, car, plus de quarante ans après ce drame, Venise la magnifique n'est toujours pas tirée d'affaire.
Coincée entre le port industriel de Marghera et les pétroliers, Venise continue de suffoquer. Depuis des années, les 160 canaux sont obstrués par les déchets et la boue qui, tel un limon épais, rehaussent le niveau de la lagune qui fait courir ses méandres dans tout le centre historique. Quant au projet Moïse (Mose en italien), qui prévoit la construction d'un système de vannes mobiles, il devrait finir par se débloquer après des années de discussions et de batailles menées par les écologistes. C'est en tout cas ce que vient d'affirmer Silvio Berlusconi en tapant du poing sur la table après la énième réunion.
Promesse de fonds. Pour accélérer les travaux qui languissent et briser la résistance organisée des Vénitiens, le président du conseil a d'ailleurs promit de débloquer 700 millions d'euros d'ici à la fin du mois d'octobre. Une goutte d'eau dans la lagune, répondent d'un air narquois les détracteurs du projet Moïse, chiffres en main. De fait, la construction du « Moïse » est estimé à 4,3 milliards d'euros pour seulement 1,2 milliard débloqué pour le moment. Pour faire digérer « Moïse » aux Vénitiens et à leur maire, le philosophe Massimo Cacciari - très critique à l'égard d'un projet «pharaonique, irréversible, lourd, peu flexible et surtout dispe-dieux», le gouvernement offre de revoir à la hausse les allocations destinées à la cité lacustre. Durant les dix prochaines années, la région et les institutions locales recevront 380 millions d'euros par an. Une mesure compensatoire certes, mais qui va peut-être permettre de porter à terme la vaste opération de nettoyage des 160 canaux confiée en 1997 à la société mixte Insula.
Or cette tâche titanesque, à laquelle les doges s'attelaient régulièrement pour permettre l'évacuation des déchets et empêcher la stagnation de l'eau déposée par les marées hautes, est devenue indispensable. Pendant trop longtemps, le nettoyage des canaux est passé à la trappe pour de multiples raisons. En chaussant leurs palmes pour la première fois, en 1999, les experts d'Insula ont effectivement remarqué, que de nombreux canaux n'avaient pas été nettoyés depuis soixante ans. Dans certains cas, Insula n'a même pas réussi à retrouver la date des précédentes opérations de nettoyage.
Lourde feuille de route. Détenue à 52 % par la municipalité vénitienne et à 48 % par 4 groupes (les fournisseurs de gaz Vesta et Italgaz, Telecom et Cesi qui relève de l'électricien Enel), Insula a fait son premier plongeon en 1999. L'objectif déclaré de ses fondateurs étant de remettre en ordre l'ensemble des infrastructures de la cité. Une mission ambitieuse et coûteuse, mais
Massimo Cacciari n'en a cure, lui qui est à l'origine de ce lifting complet et tient à jouer les grands maîtres d'oeuvre pour sauver sa bonne ville et laisser aux touristes le plaisir des gondoles à Venise. Le programme fixé par Insula est plutôt lourd. Avec plus de 22 kilomètres de canaux à draguer, l'extraction de centaines de milliers de mètres cubes de boues, le rehaussement des pavés et de la chaussée le long de la lagune, la protection de la ville de la marée haute, la restauration de plus de 400 ponts et le câblage de la ville en fibre optique, Insula doit retrousser ses manches. Sans compter les modifications qui devraient être effectuées au niveau de certains ponts pour faciliter les déplacements des personnes handicapées afin de se conformer aux exigences de Bruxelles. Et, surtout, les délais que la société s'est donnés.
La première étape devrait normalement être franchie en 2014 et la deuxième en 2025, si tout se passe bien. Côté comptes, en revanche, l'addition est plutôt salée. Ce lifting complet devrait du moins sur le papier, coûter la modique somme de 1,3 milliard d'euros, entièrement financée par l'État italien, la région et la municipalité. Six ans après le premier plongeon, Insula dresse un bilan partiel. La moitié des canaux a déjà été nettoyée et les fondations des habitations mangées par la boue et les détritus ont été renforcées.
Selon les responsables de la société, tout pourrait être terminé d'ici à 2010. À condition souligne Luigi Torretti, le patron d'Insula, que les fonds pour mener les travaux à terme continuent d'affluer dans les caisses. Un argument qui a d'ailleurs prit la saveur acre d'un véritable
cauchemar pour Luigi Torretti. Jusqu'à présent, le projet Moïse, qui a pourtant bien du mal à démarrer, s'est taillé la part du lion. Insula, en revanche, qui avait établi en 1997 un budget prévisionnel de 1,3 milliard, a encaissé, depuis le début des travaux, seulement un tiers des fonds, soit 428 millions d'euros
qui ont déjà servi à couvrir les travaux effectués. Aujourd'hui, les dirigeants d'Insula craignent que les travaux soient bloqués par manque d'argent.
De fait, le gouvernement de Silvio Berlusconi se montre particulièrement avare lorsqu'il s'agit d'ouvrir les cordons de son escarcelle pour faire tomber quelques euros dans celle de Venise. L'an dernier, la cité lacustre croyait pouvoir compter sur 200 millions d'euros.
Au final, l'administration locale a dû se contenter du quart. Insula, qui présente un devis annuel variant entre 50 et 55 millions d'euros pour faire les travaux, a touché l'an passé 32 millions. Et, cette année, la situation ne se présente pas très bien. Après le tour de vis imposé par les ministres du Trésor (d'abord Domenico Siniscalco puis, Giulio Tremonti), le robinet des crédits fait du goutte-à-goutte. Mais, à Insula, on se refuse à jeter l'éponge car il en va de l'avenir de la cité des Doges. L'an passé, le groupe, composé de soixante personnes, a mis au point 36 projets dont 19 ont déjà été approuvés pour un montant de 43 millions d'euros. Reste à voir si l'argent arrivera à destination. « Je ne sais pas combien nous toucherons en 2006 et si même nous toucherons quelque chose », se plaint Luigi Torretti.
Pont de Lavraneri. Mais tous ces aléas n'empêchent pas les gens d'Insula de rêver du nouveau pavement de la ville en récupérant les produits d'origine. « Nous allons dans les vieilles carrières pour trouver des matériaux anciens », raconte Luigi Torretti. Et de citer comme exemple la remise à neuf d'un pont important, celui de Lavraneri, reliant l'île de la Giudecca à celle de Sacca Fisola. Une œuvre qu'Insula considère un peu comme son fait d'armes. Ce pont en pierre et en bois, qui mesure 50 mètres, est en effet le plus vieux pont de Venise. Il sera toutefois dépassé en longueur par le pont de la Giudecca. Construit en fer, ce pont a été complètement démonté, restauré et remonté il y un mois. En novembre, un ascenseur y sera posé pour permettre l'accès aux handicapés.
Au final, si tout se passe bien, les Vénitiens pourront en 2025 rebaptiser le plus fameux pont de la ville : « soupir de soulagement ».
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